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La concurrence déloyale
Par
Sala-Martin Avocat - Octobre 2021
Le marché est régi par le principe de liberté du commerce et de l’industrie qui est fondée sur les usages loyaux du commerce. Tout manquement à ces usages constitue un acte déloyal susceptible d’être sanctionné au titre de la responsabilité civile extracontractuelle (art. 1240 et 1241 du Code civil), selon la théorie doctrinale et jurisprudentielle qui retient plusieurs types de comportement déloyal :
dénigrement des produits ou services d’autrui,
imitation des signes distinctifs d’une entreprise, de ses produits ou services,
désorganisation de l’entreprise (détournement de clientèle, embauche fautive…) ou du marché (non-respect d’un texte législatif ou règlementaire obligataire…).
Pour qu’un acte de concurrence déloyal puisse être sanctionné, les trois conditions de mise en jeu de la responsabilité civile doivent être réunies :
une faute de l’auteur, intentionnelle ou pas,
un préjudice subi par la victime,
un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice
Depuis quelques années, le rapport de concurrence ne constitue plus une condition de la concurrence déloyale - contrairement à ce que cette appellation pourrait laisser croire – comme le rappelle la Cour de cassation dans un arrêt du 3 mai 2016 : « Attendu qu’une situation de concurrence directe ou effective entre les sociétés considérées n’est pas une condition de l’action en concurrence déloyale qui exige seulement l’existence de faits fautifs générateurs d’un préjudice ».(1).
I. Dénigrement
Le dénigrement se matérialise par la diffusion publique(2) d’informations malveillantes visant à discréditer les produits ou services d’un tiers, concurrent ou non. Le dénigrement se caractérise ainsi par une intention de nuire – et non une simple négligence - peu important que le contenu soit exact ou non. Il doit être distingué de la simple critique qui est libre et légitime, pour autant qu’elle demeure objective et mesurée dans sa formulation.
De même, il convient de différencier le dénigrement de la diffamation qui consiste en l’atteinte à l’honneur à la considération d’une personne physique ou morale. Lorsque le propos visera une personne, la qualification de dénigrement sera exclue, au profit de celle de diffamation, sous réserve que les conditions posées à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 soient satisfaites.
Il est à noter que le juge aura tendance à requalifier un dénigrement en diffamation, dès lors que le dénigrement de produits ou de services apparaîtra comme un moyen – et non une fin - de porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne physique ou morale.
Les fortes différences procédurales entre le dénigrement fondé sur la responsabilité civile et la diffamation invitent la victime à bien réfléchir pour choisir la meilleure voie judiciaire :
l’action en diffamation doit être engagée dans le délai de 3 mois suivant la diffusion des propos reprochés, alors que l’action en concurrence déloyale fondée sur le dénigrement peut être introduite dans le délai de 5 ans,
l’action en diffamation doit respecter des règles procédurales strictes (article 53 de la loi du 29 juillet 1881),
le défendeur peut faire obstacle à l’action en diffamation, en établissant la véracité des propos reprochés (exception de vérité), alors que le caractère exact ou inexact des propos est indifférent en matière de dénigrement.
Il ressort, par ailleurs, de l’étude de la jurisprudence que l’existence d’un rapport de concurrence entre la victime d’un dénigrement et son auteur ne constitue pas une condition requise pour constituer le dénigrement, mais qu’il est de nature à en faciliter la reconnaissance. La victime du dénigrement devra être identifiée ou identifiable, étant observé que le dénigrement peut être collectif ou individuel.
Enfin, il convient d’apprécier l’influence que peuvent avoir sur l’appréciation du dénigrement, la bonne foi de l’auteur des propos ou écrits dénigrants, le fait qu’ils s’inscrivent dans un débat d’intérêt général ou leur tonalité humoristique:
A. Pour ce qui concerne la bonne foi
Celle-ci ne saurait normalement constituer un fait justificatif du dénigrement, mais il en sera tenu compte par le juge dans l’appréciation de l’intention malveillante de l’auteur qui est une condition de l’existence de ce dénigrement (ainsi, un message interne à une entreprise qui est involontairement diffusé en dehors de celle-ci ne sera pas qualifié de dénigrement, faute du caractère intentionnel de celui-ci (3).
En fait, la bonne foi semble être implicite lorsque le prétendu dénigrement s’inscrit dans un débat d’intérêt général, ce qui tendrait à étendre le principe de liberté d’expression et le droit de critique, et restreindre par là même la reconnaissance d’un dénigrement.
Ainsi, aux termes d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 11 juillet 2018(4), celle-ci considère que « lorsque l’information en cause se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, cette divulgation relève du droit à la liberté d’expression, qui inclut le droit de libre critique, et ne saurait, dès lors, être regardée comme fautive, sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure », excluant ainsi un dénigrement exprimés en des termes pourtant assez crus mais qui, selon la Cour, « ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression ».
Ceci risque de restreindre fortement le domaine du dénigrement, étant précisé que la Cour d’appel de Versailles, cour de renvoi, a repris l’argumentation de la Cour de cassation estimant que « les articles en cause reposaient sur une base factuelle suffisante ou en tout cas des indices sérieux et que les propos litigieux, mêmes sévères et de nature à susciter la polémique, ne sont pas disproportionnés par rapport au but légitime d’information de leur éditeur, dans le cadre d’un débat d’intérêt général de santé publique »(5).
B. Pour ce qui concerne le ton humoristique
Celui-ci pourrait faire obstacle à la reconnaissance d’un dénigrement, dès lors qu’il ôterait à celui-ci tout caractère sérieux.
En pratique, les juridictions du fond ont adopté des positions parfois contraires, estimant ainsi que l’humour n’effaçait en rien la faute de l’auteur, à raison du caractère « outrancier » des propos tenus(6), ou considérant alors qu’il n’y avait pas dénigrement à raison de l’humour du message(7).
La Cour de cassation semble pour sa part considérer que l’humour ne justifie pas le dénigrement, estimant ainsi « …qu’à travers cette image il est porté une appréciation péjorative sur le produit « sucre », qui ne saurait être excusée par la forme humoristique du film »(8).
II. Imitation
A. Imitation des signes distinctifs de l’entreprise (domination sociale, enseigne, nom commercial, nom de domaine…)
La victime devra naturellement établir (i) l’antériorité d’utilisation du signe et (ii) l’existence d’un risque de confusion qui sera appréciée en fonction du territoire géographique ou le signe imitant est utilisé et de la nature des activités menées par les entreprises en présence.
L’originalité et le caractère distinctif d’un signe ne constitue pas une condition d’exercice de l’action en concurrence loyale, mais un critère d’appréciation de la faute et du risque de confusion.
C. Imitation des produits concurrents
Est sanctionnée la reproduction servile d’un produit destiné à générer un risque de confusion ou porter atteinte à l’image ou à la notoriété d’un produit d’une autre entreprise.
La similitude entre les deux produits peut être suffisante pour générer un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle, cette similitude s’appréciant au regard des ressemblances - et non des différences - entre les deux produits et devant dégager une impression d’ensemble. Le référentiel étant le consommateur d’attention moyenne.
L’imitation ne sera pas constitutive d’une faute de lors qu’elle sera imposée par la nature des produits ou qu’elle répondra un impératif technique ou une politique de normalisation.
B. Imitation des publicités
Cette imitation doit créer un risque de confusion dans l’esprit du public entre les produits en présence, c’est imitation pouvant porter sur les supports publicitaires, les messages publicitaires et même les idées publicitaires.
L’usage de termes nécessaires d’usage courant ou relevant du domaine technique ne constitue pas un acte de concurrence déloyale.
III. Désorganisation de l’entreprise concurrente
A. L’utilisation du savoir-faire et des connaissances techniques d’un concurrent (Cass. com, 26 juin 2012, n°11-20.629, Légifrance) sous réserve que ces éléments soient confidentiels.
B. L’embauche fautive d’un ou plusieurs salariés d’une entreprise concurrente, sous réserve qu’ elle procède d’une sollicitation du nouvel employeur afin de les inciter à rompre leur contrat de travail et qu’elle entraîne une désorganisation de cette entreprise.
salarié libre de tout engagement : promesse d’embauche consentie avant la cessation du contrat de travail de trois salariés qui occupait des fonctions commerciales sur le secteur export, ce qui a provoqué la désorganisation de la société victime du débauchage(9) ; débauchage massif dans un délai réduit de trois salariés formés à des techniques de coiffure spécifiques, privant ainsi leur employeur de la totalité de son personnel, entraînant un détournement de clientèle(10).
salarié lié par une clause de non-concurrence : la responsabilité du nouvel employeur sera susceptible d’être engagée si l’embauche de l’employé a été effectuée en connaissance de la clause de non-concurrence(11), étant observé qu’il appartient à l’ancien employeur de rapporter cette preuve ; de plus, le succès de l’action en concurrence déloyale engagée devant les juridictions commerciales ou civiles dépendra, le cas échéant, de l’issue de l’instance pendante devant le conseil de prud’hommes en cas de contestation de la validité de la clause par l’employé.
En revanche, la responsabilité du nouvel employeur ne sera pas engagée, si la clause de non-concurrence est déclarée nulle.
Il sera observé que la création d’une entreprise concurrente par des salariés sera également illicite si elle est effectuée alors que leur contrat de travail est encore en vigueur (violation de l’obligation de loyauté) ou si elle s’accompagne de manœuvres déloyales telles que le détournement de clientèle de l’ancien employeur, l’imitation de ses signes distinctifs, le débauchage illicite de ses employés, ou l’utilisation de ses fichiers(12).
C. Le détournement de clientèle
démarchage illicite : démarchage qui s’accompagne de procédés déloyaux tels que l’utilisation du fichier clients de l’entreprise victime(13) ou d’une volonté de semer la confusion ;
détournement de commandes(14) ;
détournement de fichiers (clients, fournisseurs, prospects…)(15).
IV. Désorganisation du marché
Le non-respect d’une norme obligatoire tend à constituer un avantage concurrentiel sur un marché et rompre l’égalité entre les concurrents. Il peut constituer en soi un acte de concurrence déloyale, indépendamment de l’appréciation du préjudice en résultant. A cet égard, l’on peut se référer à un arrêt rendu le 20 septembre 2016 par la Cour de cassation qui a notamment considéré que « les contrôles effectués par la société Polyflame n’avaient pas été suffisants pour garantir que les briquets qu’elle importait étaient conformes à cette norme, de sorte que, en indiquant sur ses produits la référence à ladite norme, cette société avait faussé, de façon déloyale, le rapport de concurrence existant avec la société Bic » (16).
En revanche, le manquement à une règle déontologique ne pourra constituer un acte de concurrence déloyale, que si elle s’accompagne d’un transfert de clientèle(17).
V. Le préjudice
Si l’on s’en tient au principe de la responsabilité civile, il appartient à la victime d’un acte de concurrence déloyale d’établir la réalité l’existence d’une faute et d’un préjudice, ainsi qu’un lien de causalité reliant ces deux éléments.
Cependant, la jurisprudence s’est un peu démarquée de cette règle qu’elle s’est employée à adapter au contexte particulier de la concurrence déloyale.
Ainsi, la Cour de cassation considère que l’existence d’un acte de concurrence déloyale entraîne un préjudice :
- « il s’infèrerait nécessairement des actes déloyaux constatés l’existence d’un préjudice résultant des procédés fautifs utilisés contre la société g.M et que celle-ci avait intérêt un intérêt né et actuel à ce que soient sanctionnés des faits générateurs d’un trouble commercial » (18) ;
- « il s’infère nécessairement d’actes de dénigrement constitutifs de concurrence déloyale un trouble commercial générant un préjudice, fût-il seulement moral » (19).
Il sera cependant observé qu’un arrêt rendu en 2019 par la chambre commerciale de la Cour de cassation semble revenir à une position plus classique, estimant qu’en dépit d’un dénigrement avéré, il appartient à la victime « de justifier de l’existence d’un préjudice en lien de causalité avec le dénigrement » (20).
Si le juge du fond est libre de fixer les dommages-intérêts destinés à réparer le préjudice et n’est pas tenu d’en préciser le calcul, il était considéré qu’il appartenait néanmoins à la victime d’un acte de concurrence déloyale d’établir l’étendue de son préjudice, celui-ci fût-il présumé. Jusqu’à présent, le préjudice de la victime devait être évalué au regard de sa seule situation, ce qui était compliqué dans les cas où un acte de concurrence déloyale n’entraînait pas un préjudice tangible, comme la baisse du chiffre d’affaires.
S’inspirant sans doute du pouvoir du juge pour fixer les dommages et intérêts liés à un acte de contrefaçon de droit d’auteur, qui peut tenir compte des « bénéfices réalisés par l’auteur de l’atteinte aux droits, y compris les économies d’investissements intellectuels, matériels et promotionnels » (cf. article L.331-1-3 du Code de la propriété intellectuelle), la Cour de cassation (21) a, aux termes d’une décision du 20 février 2020, confirmé un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris, en considérant que:
« …il y a lieu d’admettre que la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectées par ces actes (…)
Appelée à statuer sur la réparation d’un préjudice résultant d’une pratique trompeuse pour le consommateur, conférant à son auteur un avantage concurrentiel indu par rapport à ses concurrents, la cour d’appel a pu, pour évaluer l’indemnité devant être allouée à la société Cristallerie de Monbronn, tenir compte de l’économie réalisée par la société Cristal de Paris… »
La prise en compte de « l’avantage indu » réalisé par l’auteur d’agissements de concurrence déloyale constitue une réelle avancée dans l’évaluation du préjudice subi par la victime de tels agissements et il convient de noter que cette motivation a été reprise depuis(22).
VI. Articulation de l’action en contrefaçon et de l’action en concurrence déloyale
Si le produit bénéficie de la protection droit privatif, l’action en concurrence déloyale ne pourra être recevable que si elle est fondée sur des faits distincts de ceux invoqués ou qui auraient été invoqués, au titre de la contrefaçon (23).
En revanche, si l’action en contrefaçon est rejetée pour défaut d’existence de ce droit privatif, l’action en concurrence déloyale peut alors être fondée sur des faits identiques à ceux allégués au titre de la contrefaçon (24). Ainsi, il est donc possible d’engager à titre principal une action en contrefaçon sur des faits déterminés et, à titre subsidiaire, une action en concurrence déloyale a regard des mêmes faits, à charge de prouver l’existence d’une faute de l’auteur (création d’un risque de confusion ou captation parasitaire).
Toutefois, si l’action en contrefaçon est rejetée pour un autre motif que le défaut d’existence de ce droit privatif, l’action en concurrence déloyale devra être fondée sur des faits distincts de ceux invoqués à l’appui de l’action en contrefaçon.
Enfin, si le produit ne bénéficie pas de la protection d’un droit privatif, l’action en concurrence déloyale peut naturellement être fondée sur des faits qui auraient été invoqués à l’appui d’une action en contrefaçon.
Notes de bas de page :
1 - Cass. com., n°14-24.905, Légifrance
2 - A savoir hors de la personne physique ou morale, auteur des propos ou écrits dénigrants. Ainsi une note interne à une entreprise ne sera pas assimilée à du dénigrement… pour peu qu’elle reste interne.
3 - Cour d’appel de Douai, 5 mai 2009, n°08/06438, Doctrine
4 - Cass. 1ère chambre civile, n°17-21.457, Légifrance
5 - Cour d’appel de Versailles, 1ère chambre 1ère section, 12 novembre 2019, n°18/06617, Doctrine
6 - Cour d'appel de Rouen, Ch. civile et commerciale, 24 septembre 2015, n° 14/02849, Doctrine
7 - Tribunal de grande instance de Paris, 3ème chambre, 2ème section, 8 juillet 2016, n° 16/06529, Doctrine
8 - Cass. com., 30 janvier 2007, n°04-17.203, Légifrance
9 - Cass. com, 26 novembre 2013, n°12-29.709, Légifrance
10 - Cass. com., 3 mars 2015, n°13-18.164, Légifrance
11 - Cass. com., 12 octobre 2010, n°09-67.410, Légifrance
12 - Cass. com., 21 février 1995, n°93-10.754, Légifrance
13 - Cour d’appel de Versailles, 14e chambre, 9 novembre 2017, n°17/01513, Doctrine
14 - Cour d’appel de Douai, 12 février 2015, n°14/00580, Doctrine
15 - Cass., com., 13 septembre 2017, n°15-24.705, Légifrance
16 - Cass. com, 20 septembre 2016, n°14-28.083, Légifrance
17 - voir notamment Cass. com., 7 juillet 2015, n°14-16.307, Légifrance
18 - Cass . com., 22 octobre 1985, n°83-15.096, Légifrance
19 - Cass. com., 11 janvier 2017, n°15-18.669, Légifrance
20 - Cass. com., 18 septembre 2019, n°18-11.678, Légifrance
21 - Cass. com., 20 février 2020, n°17-31.614, Légifrance
22 - Cour d’appel de Paris, pôle 1 ch. 3, 17 février 2021, n°19/16258 et Cass Com ; 7 juillet 2021, pourvoi n°20-11.146 – Doctrine
23 - Cass. com. 19 janvier 2010, n°08–15.338, Légifrance ; Cass. com., 6 septembre 2011, n°10–18.219, Légifrance
24 - Cass. com., 16 juin 2016, n°14–26. 950, Légifrance ; Cass. 1ère civ., 20 mars 2007 n°06–11. 522 et 06–11. 657, Légifrance